W Eugene Smith’s PITTSBURGH 2 (Labyrinthian walk)

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A labyrinthian walk. 

« PITTSBURGH, A Labyrinthian walk, 1955 : Faire le portrait d’une ville est sans fin, se lancer dans un tel travail est en soi, déjà, d’une grande suffisance. Car, même si le portrait peut atteindre une certaine vérité, il ne sera jamais qu’un bruit de la ville, pas plus significatif, ni plus durable.« 

(Eugene Smith dans « Eugene Smith his photographes & notes, Aperture 1969. » reprenant une partie de son exergue de « Photography annual ». ).

Il est des bruits qui n’en finissent pas de résonner….

A première vue « Pittsburgh » ressemble à un échec absolu et c’est ainsi que Eugene Smith vivra la publication de son travail : « Pittsburgh, to me, is a failure » , c’est ainsi que cette période de sa vie est présentée, même si on en fait l’échec le plus fécond de l’histoire de la photographie. Si c’est un échec, si c’est bien le mot qui caractérise ce travail, ce qui n’est pas avéré (peut-être serait-il plus juste de dire que c’est un échec éditorial) , c’est assurément, en photographie, l’échec le plus réussi qui soit, celui dont on continue d’analyser les différents éléments, sur lequel on revient sans cesse, comme si (parce que ?) ce qui avait été pris pour un échec n’en était pas un, comme si (parce que ?) cet échec était un commencement. Ce qui est certain c’est que Eugene Smith ne mènera pas son projet à son terme, mais a-t-il eu un projet ? Magnum servira d’intermédiaire pour permettre à Stéphane Lorant d’obtenir les photos commandées (voir article précédent), mais Smith (qui obtient la possibilité d’utiliser ses photos pour ses propres projets) ne parviendra pas à achever un travail qui sera finalement (très partiellement) publié, sous sa responsabilité, dans une revue présentant les travaux de photographes professionnels et amateurs (Photography Annual) en 1959 sous le titre « Labyrinthian walk ». Le livre de Lorant parut lui en 1964, très en retard, avec une cinquantaine de photos de Smith toutes dans le même chapitre. Il eut un grand succès, il a été le livre qui était dans tous les foyers de Pittsburgh où l’on trouvait paraît-il deux livres : la Bible et Pittsburgh The Story of an American city : http://old.post-gazette.com/ae/20011209dreamstreet1209fnp3.asp

Dans l’introduction de « Labyrinthian walk », Smith poursuivait, à propos des villes et de leur complexité :

« Pittsburgh, comme toute ville est un âpre débat, une évolution émergeant dans un équilibre de contradictions. C’est une entité charnelle vivante, qui porte, comme preuve du battement de son cœur chacun de ses vices et de ses vertus et toutes les humeurs débordantes de l’être humain.  Même dans les plus durables des clichés une ville est composées d’un nombre  imprévisible, et au-delà de tout calcul, de fragments, et ceux-ci contraignent une vison fidèle à aller bien au-delà des étiquettes creuses « Le cœur de la Nation » (Philadelphie ?), « L’arsenal de la démocratie » (Détroit ?) , La ville enfumée » (Pittsburgh) qui sont souvent forgées, pour s’y adapter. » Smith, introduction à « Labyrinthian walk » Photography Annual, 1959 (ma traduction est plutôt libre et imparfaite, propositions personnelles entre parenthèses).

La « postérité » retient le travail exceptionnel de W. Eugene Smith. Il résonne, est exposé, réexposé, repris, copié, … il inspire. Le portrait ne peut-être durable (est-ce que cela n’est pas un des traits constitutifs d’un portrait ?), mais la démarche de Smith, son entreprise, n’en finissent pas de réapparaître, au travers de l’œuvre de Smith lui-même ou des nombreux photographes qu’il a inspiré. Après une première exposition à Pittsburgh dans les années 80, 185 photos furent exposées à Pittsburgh en décembre 2001 (Introduction de cette exposition qui se fait au Carnegie Museum ici : http://www.americansuburbx.com/2009/11/theory-w-eugene-smiths-pittsburgh.html). Deux livres au moins rendent compte du travail de Eugene Smith : « Dream Street », publié en 2003 aux USA sous la direction de Sam Stephenson, et « L’impossible labyrinthe » publié en France lors d’une exposition à Montpellier (2012) sous la direction de Gilles Mora, biographe de Eugène Smith, déjà auteur avec John T. Hill de « Eugene Smith : du côté de l’ombre » éditions du seuil, 1998, le livre de référence sur W. Eugene Simth.

Curieusement on a oublié le travail d’un autre photographe sur Pittsburgh, Eliott Erwitt, qui a aussi, quelques années avant Eugene Smith fait un travail sur Pittsburgh, qui réapparait en 2017 et dont on trouve une présentation sur le site de Magnum, qui mérite le détour. Ses photos ne sont pas moins fortes que celles de Smith, il s’en faut.

Elliott Erwitt’s Pittsburgh.

Le livre d’Elliott Erwitt

Lors de son entretien avec Philipp Halsmann, on est en 1956, Eugene Smith est interrogé sur ce travail dont on pourrait presque dire qu’il commence tout juste alors que Smith est déjà très en retard sur la commande…. Certaines parties de l’entretien méritent d’être rapporté, ne serait-ce qu’en raison de la référence à l’Ulysse de James Joyce :

« Question : How much did your Pittsburgh Opus cost in time ? – Answer : It cost the lining of my stomach, and much more beside. … While working on it I resigned (from a certain unnamed picture magazine)….  

« Question :  How can this be financed? Is there any way, here in America today, to pay a man back for this work ? Answer : How long did it take to Joyce to do “Ulysses”? I could never be rested within myself without doing this.

« Question : But what if the photographer does not have the financial means ? Answer : I will advise them not to do it, and I will hope they do. »

« Question : What if nobody sees it? Besides a few friends ? – Answer : Answer this and you will see how artists have acted throughout the bloody ages. The goal is the work itself. »

[Combien de temps fallut-il à Joyce pour écrire Ulysse ? Je ne pourrais jamais être en paix avec moi-même si je ne faisais pas ce travail. Répondez à cela et vous percevrez ce qui a poussé les artistes à agir au cours des siècles. Le but c’est le travail lui-même.]

On peut (peut-être) penser à Pascal qui souligne (pensée 136 Divertissement) que bien souvent la chasse est plus importante que la prise. MAIS… mais on peut aussi se souvenir du fait que Joyce a publié des morceaux de Ulysses dans une revue américaine « The Little Review » (qui fut poursuivie et condamnée pour obscénité), et aussi que écrire Finnegan Wakes a pris 12 ans à Joyce qui l’avait intitulé pendant ce temps « Work in Progress ». Du coup tout ceci se trouve raccroché à  une discussion sur l’art : l’œuvre ou le travail de création ?

Donc la chasse ou la prise ou l’œuvre achevée ou le travail de création ?

L’entretien intégral sur le site du New York Times : http://lens.blogs.nytimes.com/2013/01/03/w-eugene-smith-i-didnt-write-the-rules-why-should-i-follow-them/?_php=true&_type=blogs&_r=0

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La marche de Léopold Bloom dans Dublin vue par Vladimir Nabokov

Smith, Joyce, Ulysse, Léopold Bloom, Pittsburgh, La méditerranée, Dublin : « A labyrinthian walk ». Non pas une marche dans un labyrinthe, avec en toile de fond l’idée qu’un labyrinthe serait un agrégat de culs de sac, mais une « marche labyrinthique ».(Dans wikipédia le Ulysse de James Joyce est cité dans l’article Labyrinthe pour relater les pérégrinations labyrinthiques de Léopold Bloom dans Dublin le 16 juin 1904).

On pourrait décrire cette « marche labyrinthique », vue par en dessus, sans les murs où les barrières de végétation, comme une marche faite d’allers et retours, de bifurcations, d’essais et d’erreurs, apparemment erratique, qui pourrait avoir la forme d’une marche dans un labyrinthe, mais qui n’en serait pas pour autant prisonnière d’un enchevêtrement de culs-de-sac ; au contraire, elle est une marche libre, une errance dans l’espace, les moments, les topiques, les idées, parmi les êtres humains et des êtres étranges, traversant des lieux ordinaires ou des lieux effrayants, avec moments sacrés et d’autres blasphématoires, …. et il se pourrait bien que cette marche labyrinthique n’aie pas de fin…. (Dans wikipédia toujours on trouve cette approche du labyrinthe : Le labyrinthe en « rhizome » ou « labyrinthe hermétique », un réseau entrelacé et infini de voies dans lequel tout point est connecté à divers autres points mais où rien n’empêche l’instauration, entre deux nœuds, de nouvelles liaisons, même entre ceux qui n’étaient pas reliés avant. Chaque route peut être la bonne, pourvu qu’on veuille aller du côté où on va. Le rhizome est donc le lieu des conjectures, des paris et des hasards, des hypothèses globales qui doivent être continuellement reposées, car une structure en rhizome change sans cesse de forme). Ce serait bien de cette marche là qu’il était question, Smith était sans doute dans cette situation de ne pas savoir où il allait, sinon que c’était bien de ce côté-là, et c’est pour cela qu’il lui fallait quitter Life… et il ne donne pas comme titre à son article « A walk in a Labyrinth » [ou a maze] mais « A labyrinthian walk ». Dans un labyrinthe on ne peut créer de nouveaux chemins entre des nœuds, on n’est toujours pas en situation de pouvoir décider que l’on ira « par-là » ou « par-ici » parce que c’est « par-là » ou « par-ici » que l’on veut aller, la marche dans le labyrinthe est contrainte dans ses choix, quand c’est le propre de la marche labyrinthique justement de passer outre certaines des contraintes. La marche Labyrinthique est-elle autre chose pour un artiste (et c’était bien une des ambitions de Smith) que le travail d’exploration, le parcours intellectuel que représente cette exploration des techniques, des positions, des angles, des partis pris, … que son projet pourrait mobiliser. La marche labyrinthique, c’est le chemin de la création, la métaphore du travail de création : le but c’est le travail, la pratique artistique, l’œuvre ne se limite pas à un produit, c’est le sens des réponses à l’interview : « Answer this and you will see how artists have acted throughout the bloody ages. The goal is the work itself. ». A la différence de la « marche dans un labyrinthe », dans la marche labyrinthique, il n’y a pas de ‘sens’ (direction), mais la quête, la construction d’un ‘sens’ qui ne prééxiste pas.

Mais de ce fait la marche labyrinthique de Smith ne peut être guidée par un objectif tel que répondre à une commande émanant des Mellon pour contribuer à l’apologie des transformations de la ville (c’est du moins le sentiment de W. E. Smith), son passage d’une étiquette (ville enfumée) à une autre (ville de culture ?). Smith assume les risques de sa liberté, et entreprend un travail de pionnier, « le but c’est le travail », c’est l’exploration ? Il erre, dans son travail et dans la ville (mais il prit un guide et des repères précis : emplacements, heures, fumées, lumières…), dormant peu entre les veilles pour photographier et les veilles pour le travail de laboratoire. Travaillant sous jazz (entre autres choses…). Le but c’est le travail, comme le marcheur sait que l’important dans la marche n’est pas le but que l’on atteindra à la fin de l’exercice, l’important serait alors de ne pas se perdre, mais que signifie « se perdre » ? Peut-être la même chose que « se brûler les ailes », Smith se compara d’ailleurs à Dédale, celui qui, pour s’échapper du labyrinthe, s’envola avec des ailes dont la cire fondit pour s’être trop approché du soleil : « Mes ailes ne seront pas les premières à avoir fondu à l’approche du soleil » (Eugene Smith 1955, cité par Gilles Mora dans L’Impossible Labyrinthe). Et la marche labyrinthique n’est-elle pas cette entreprise qui inclut la possibilité de se perdre pour se retrouver changé ? La marche qu’il faut entreprendre pour trouver ce que l’on cherche, c’est à dire aussi bien trouver ce que l’on sait chercher que découvrir ce que l’on cherchait sans le savoir, sans le savoir vraiment.

Un an et demi (le 17-02-2015) après avoir écrit ces lignes, en voiture justement pour aller marcher un peu en Suisse Normande j’écoute « le Magazine » sur France Musique, 50ème minute, Didier Lockwood y parle de sa contribution à un spectacle, de son travail d’improvisation : « … Un artiste est quelqu’un qui voyage dans d’autres dimensions, qui ose     voyager, qui ose se perdre        pour se retrouver… »

http://www.francemusique.fr/emission/le-magazine/2014-2015/didier-lockwood-et-alexandra-soumm-invites-du-magazine-02-17-2015-12-00

Il y a aussi cet « aveu » d’un artiste vietnamien : « Le plus beau moment de la création c’est celui où tu ne sais pas où va ton œuvre ». (Danh Vo dans le magazine du Monde M, 28 mars 2015, page 110.

Et enfin, après tout cela, il y a la dimension religieuse, rédemptrice, de l’approche des labyrinthes  tels qu’ils sont tracés sur le sol de certaines églises ou cathédrales : ne symbolisent-ils pas cette progression du croyant dans les méandres de la vie vers son salut ? Un parcours labyrinthique est aussi (bien souvent présenté comme) un parcours initiatique. La marche labyrinthique de Smith pourrait-elle être aussi la marche de l’artiste vers la découverte de son but, une marche au travers de laquelle il s’affranchirait de la photographie documentaire pour aller vers une forme de photographie comme un art, avec l’insatisfaction de ne pas aboutir ? En quelque sorte trouve-t-on dans « Labyrinthian walk » la préfiguration du titre du grand livre jamais publié dont Smith rêvait « The walk to paradise garden« .

Malgré sa formule « le but c’est le travail », Smith sera déçu du résultat tel qu’il apparaît dans la publication par Photography Annual (1959), bien qu’il ait eu la main sur la mise en page, le considérant comme un échec. A posteriori il semble cependant que l’idée d’échec (s’agissant d’une marche labyrinthique) est un non-sens, comme celle de réussite d’ailleurs : l’important était son travail, la marche, l’exploration. L’exploration devait se poursuivre à New York avec un nouveau projet de livre d’un genre nouveau (et une sorte de travail  accumulateur d’un genre nouveau) et débouchera sans doute sur ce travail exceptionnel à plus d’un titre que fut Minamata. Smith n’avait pas internet ni les liens hypertextes et la possibilité d’associer des fichiers dans lesquels les « lecteurs » évoluent de façon labyrinthique, c’est peut-être ce qui lui a manqué (ou bien il n’en aurait que davantage multiplié ses accumulations démesurées….). En quelque sorte, la marche labyrinthique est celle qu’entreprend Smith en se lançant dans un travail par un détournement de commande, et celle à laquelle il invite les éventuels lecteurs de la revue Photography Annual, et tous ceux qui après eux se laisseront fasciner par l’entreprise.

Publication dans Photography Annual 1959 at pp.96-133 : http://bintphotobooks.blogspot.fr/2009/04/w-eugene-smiths-monumental-pittsburgh.html

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« Labyrinthian walk » et non « Walk in a labyrinth »

ou bien : http://bintphotobooks.blogspot.fr/search?q=pittsburgh+

Si « Labyrinthian walk » est le titre de cette publication dans Photography Annual, c’est probablement parce que E. Smith voulait aussi proposer une marche labyrinthique au lecteur, une marche labyrinthique dans le Pittsburgh de ses photographies dans un nouveau type d’ouvrage photographique qu’il a essayé de composer, une marche labyrinthique qu’il a essayé d’orienter, de désorienter, dans des livres qu’il ne publiera pas, dans une exposition qui ne sera pas tout à fait celle qu’il avait imaginée (à New York, exposition rétrospective de son œuvre) et  qui sera un grand succès. Dans l’interview citée plus haut  Smith prend comme référence, alors que rien ne l’orientait vers un tel type de réponse, Ulysse et James Joyce, c’est à dire l’auteur et l’ouvrage qui semblent des illustrations de la mise en pièce du récit, du discours en tant que parcours logiquement construit (Jacques Aubert, éditeur de James Joyce dans la Pléïade). Et ajoutons pour poursuivre cette réflexion sur le récit, la logique de la cohérence cette phrase de Joyce (oui) Carol Oates citée dans le Monde : « Nos vies ne sont pas des romans et les raconter comme des récits revient à les déformer ». (Le Monde, 03-11-2017, Joyce Carol Oates : Instants épars.

Une dernière remarque sur le sujet : une des photos emblématiques (LA photo emblématique peut-être) de ce travail est celle d’une voiture arrêtée sur l’herbe qui borde une rue, à côté d’une plaque : « Dream » [Street ?], c’est elle qui donnera le nom de l’ouvrage publié par Sam Stephenson à partir du travail de Eugene Smith « Dream Street » ; je ne peux m’empêcher de penser qu’un rêve, la marche dans un rêve, la progression d’un rêve, ont toujours un aspect « labyrinthique ».

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