Présentation
Depuis toujours fasciné par Eugene Smith, après avoir mis de l’ordre dans ce que je savais de lui, et beaucoup complété aussi, pour le présenter aux membres d’une association, il m’a semblé que mettre en ligne des éléments de cette présentation pouvait peut-être contribuer à mieux le faire connaître. Depuis j’ajoute de temps en temps, une page ou un article, en découvrant au hasard de ces ajouts que finalement, le titre d’un documentaire sur Eugene Smith qui insiste sur le rapport « compliqué » de celui-ci avec la pratique de la photographie en restant fidèle à ses conceptions, ses valeurs et ses recherches, dit quelque chose de juste : à défaut d’être compliqué, la pratique de la photographie, la réflexion sur la pratique de la photographie ne devrait pas se satisfaire d’une apparente simplicité, il y a matière à réflexion, mais c’est le cas sans doute de toute pratique artistique, sinon de toute activité humaine, en commençant par le travail.
(présentation personnelle ici)
Trois photos de W. Eugene Smith. La troisième est ma préférée… assez incroyable, que peut-on faire avec tant d’appareils (5 autour du cou et 3 par terre, mais il en cache peut-être dans une poche !). Elle dit quelque chose d’un homme qui a à son actif quelques accumulations démesurées. Mais cela ne l’empêche pas d’être, ou bien c’est ce qui fera de lui, un photographe exceptionnel.
Certaines de ses photos sont dans les yeux de « tout le monde » ou presque : des marines qui détruisent des abris japonais à Iwo Jima, de ses enfants sortant de la forêt, d’un médecin de campagne ou d’une infirmière sage-femme noire, la veillée funèbre dans un village d’Extrémadure, le visage d’une personne internée dans un asile en Haïti, ou encore d’une mère japonaise baignant son enfant infirme victime d’un empoisonnement au mercure à Minamata.
Enfin on ne peut passer sous silence les démêlés de W. E. Smith avec ses commanditaires, que ce soit Life ou Stéphan Lorant, le fait qu’il ne travaille pas longtemps pour Magnum…. Ces difficultés à travailler pour la commande, quelle qu’elle soit, font penser à Mozart, aux difficultés de celui-ci à accepter sa situation de « domestique » et à ses combats pour son indépendance comme artiste (cf le livre de Norbert Elias : Mozart : sociologie d’un génie). Smith de la même façon se trouve, en avance sur son temps, pris dans la tension qui traverse la production photographique dès lors qu’elle ambitionne d’être un peu plus que le simple enregistrement des faits : la photo-document versus la photo-art ; engagé dans une carrière qui semble hésiter entre le photo-journaliste employé par un magazine, le photographe témoin, documentariste free-lance et l’artiste photographe, artiste qui tente de construire une œuvre, et qui d’ailleurs prétend, en se référant à l’œuvre de James Joyce à propos de son propre travail sur Pittsburgh, que l’important c’est le travail, ce qui le situe loin de la réponse à une commande. Smith est sans doute l’un des pionniers du photojournalisme, il est sans doute aussi un des pionniers de la photographie comme un art (et la recherche qu’il a mené pendant des années autour d’un nouveau type de livre, tel qu’elle apparaît dans le « Big Book » entièrement construit sur la rencontre des émotions, relève bien de la démarche d’un artiste [lisant la contribution de Michel Frizot dans la « Fabrique d’Exils » je me disais qu’il y avait eu chez Joseph Koudelka quelque chose de semblable à propos d’Exils]) cherchant à travailler de façon indépendante sur ce qui lui tenait à cœur. Il faut peut-être aussi lire les démêlés de W. E. Smith à la lumière du travail de Howard Becker sur « Les mondes de l’art ». E. Smith cherchait une façon de travailler, entre le journaliste et l’artiste, qui n’était peut-être pas accessible dans le monde de la photographie organisé comme il l’était à ce moment là. H. Becker propose de voir l’œuvre d’art comme une production collective de toutes les personnes qui coopèrent dans le cadre des « conventions » caractéristiques du monde d’un art à un moment donné ; ce que Smith cherche à faire n’était probablement pas inscrit dans le cadre du monde de la photographie de son temps, ne correspondait pas à ce que le monde de la photographie permettait de produire de façon « naturelle », en suivant les cadres de l’activité habituelle, conventionnelle, de la photographie, du photo-journalisme [Et on pourrait voir Exils de Joseph Koudelka comme une illustration des modifications du monde de la photographie en regard des aventures de W. E. Smith]. Smith ne pouvait alors trouver que des solutions bâtardes et lourdes de difficultés et de conflits. Peut-être peut-on voir dans ces hésitations, ces tensions et conflits qui ont accompagné E Smith les prémices ou les premiers temps du mouvement par lequel les photographes cherchent à se dégager du modèle du reportage (auquel E Smith donne une dimension qui dépasse le simple témoignage de ce que « ceci a existé »), tensions entre le métier et l’art, la recherche de nouveaux lieux d’expression (le musée, l’exposition, le livre) que M Poivert développe à propos des photographes français dans son dernier ouvrage: 50 ans de photographie française. Peut-être aujourd’hui trouverait-il une situation plus propice, reste que son rapport aux autres était peut-être bien difficile.
A sa façon, Smith, ses démarches, ses aller-retour entre des travaux personnels et des travaux pour des commanditaires, sa difficulté à assumer les commandes, illustrent la différence que faisait Hannah Arendt entre le travail (destiné à assurer la consommation nécessaire à la vie) et l’œuvre (la contribution à la production d’un monde commun), [si l’on regarde la vie des artistes aujourd’hui, et des photographes parmi eux, cette opposition n’est pas là d’être épuisée]. C’est peut-être ce qui rend W. E. Smith si humain, si fascinant, illustrant quelque chose de la condition humaine, comme lorsque dans un entretien avec Philipp Halsmann pour le NY Times il répond à une question « L’important c’est le travail lui-même » (voir Pittsburgh 2) on peut (peut-être) penser à Pascal qui souligne (pensée 136 Divertissement) que bien souvent la chasse est plus importante que la prise. Et, pour rester dans les catégories de A. Harendt, cet engagement auprès de ceux auxquels il veut donner une voix (même si parler pour les autres est un peu complexe) ou auprès des pêcheurs de Minamata ne peut il être vu comme une des formes possibles de l’action du photographe ?
Pour finir une citation de Robert Frank, à propos de Eugene Smith, que je ne m’aventure pas à traduire : « I think that Gene Smith was the last American photographer who believed that his work was the message, and he was the messenger to tell you that it is true and that it will survive. »
—Robert Frank
Pour un article sur la biographie de W E Smith : A complicated Life
Il y a aussi une belle présentation de Eugene Smith dans un article du Monde : « L’ange blessé »
Pour des photos de Eugene Smith voir le site de Magnum
Quelques articles du biographe américain : Sam Stephenson – entretien